Le réalisme socialiste dans la littérature russe. Соцреализм
En Union Soviétique, à partir des années 30, le réalisme socialiste était la seule méthode de création possible.
A la lecture des commentaires du cours La littérature russe après la révolution, en faire un sur ce mouvement culturel et politique est un scandale – voire un suicide !
Pourtant je n’enjamberai pas toute une période historique, malgré tout ce que l’on peut lui reprocher.
Avant de passer au contenu du cours à proprement parler, une petite histoire personnelle pour illustrer pourquoi je fais ce choix.
L’un des livres de chevet de mon enfance était Quatrième hauteur d’Elena Ilyina. Ecrit en 1946, il contait l’histoire d’une fille incroyable, une petite boule d’énergie, qui s’appelait Гуля Королёва – Goulia Koroliova. Encore petite, elle avait joué – dans les années 30 ! – le rôle principal dans un film, ce qui lui avait valu d’avoir de très gros problèmes à l’école. Difficultés qu’elle avait su surmonter, bien entendu, par sa volonté et un travail acharné.
Quelques années plus tard, elle avait pris part à un championnat où elle avait « atteint une hauteur » sportive. Jeune maman, elle avait dû laisser son fils en bas âge avec ses parents pour partir à la guerre et, comme des centaines de femmes soviétiques, intégrer un « bataillon sanitaire », c’est-à-dire porter sur son dos des soldats blessés des champs de bataille vers les endroits où des soins infirmiers pouvaient leur être assurés.
Elle en a sauvé un bon nombre – il y’en a même qu’elle avait rapatriés en traversant le Don, à la nage. Pendant la campagne de Stalingrad, quand dans une bataille il ne restait que très peu de soldats, elle a fait le choix de participer avec eux à l’offensive, ce qui lui avait coûté la vie et lui a donné à titre posthume l’Ordre du Drapeau rouge, l’une des plus hautes décorations militaires soviétiques.
Déjà à l’époque, je savais que Goulia Koroliova était un personnage historique, une vraie fille, jeune fille et jeune femme qui avait vécu dans mon pays et participé à son histoire. Je pense que ça devait rendre ce récit plus concret, mais aussi plus tragique.
En revanche, je ne savais pas que Quatrième hauteur était écrit en respectant les codes du réalisme socialiste : un héros 100% positif, livre qui « élève le lecteur dans le but idéologique ».
J’ignorais également que l’auteur de ce livre s’appelait en réalité Léa Preïs et qu’elle utilisait un pseudonyme comme beaucoup d’écrivain juifs. Qu’après la guerre elle avait subi une répression politique et passé des années dans des camps.
Aujourd’hui je le sais, mais je ne regrette pas d’avoir lu et relu la vie de cette petite fille dont on ne m’a pas raconté les goûts sexuels, les cauchemars nocturnes ou les mauvaises habitudes, mais uniquement les « bons côtés » ! Tout comme des millions d’autres lecteurs, j’ai aussi grandi grâce à ces livres où les héros étaient des exemples à suivre pour se construire.
… la petite histoire rejoint la grande…
Le réalisme socialiste, un nouveau cap
L’art appartient au peuple. Il doit plonger ses racines les plus profondes dans les masses ouvrières les plus larges. Il doit être compris et aimé par elles. Il doit les unir et les élever dans leurs sentiments, leurs pensées et leur volonté. Lénine
L’expression Réalisme socialiste apparaît en Union Soviétique en 1932, dans un décret du comité central du Parti communiste qui avait « liquidé » officiellement tous les groupes d’artistes et d’écrivains existant en U.R.S.S., et institué des syndicats uniques rassemblant tous les praticiens dans le domaine des arts visuels, de la littérature et de la musique.
Le parti contrôlait tous les syndicats, et ces derniers étaient en mesure de surveiller la production artistique dans tout le pays. Ils géraient le budget national pour les arts, et pouvaient intervenir dans tous les contrats passés entre leurs adhérents et les autres organisations publiques : éditeurs, musées, théâtres, maisons de la culture, clubs d’entreprise.
Différentes formulations ont été proposées – réalisme prolétarien, tendancieux, monumental, héroïque, social…- mais la doctrine complète s’est formulée au cours du premier congrès des écrivains soviétiques qui eut lieu à Moscou en août 1934.
Le réalisme socialiste exige de l’artiste « une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme ». Parmi ceux qui participèrent activement à l’élaboration de cette méthode fondamentale, on retrouve notamment les noms de Gorki et de Jdanov.
Les deux termes qui composent cette expression doivent être compris d’abord dans le contexte russe. Le réalisme est une tendance dominante portée à la réalité nationale par opposition à l’évasion dans le rêve ou la mystique. Affirmer le réalisme signifiait donc d’abord rattacher la littérature nouvelle à la tradition russe classique, de Pouchkine à Tolstoï, et Gorki.
Le qualificatif « socialiste » s’opposait à « prolétarien » : les théoriciens de la RAPP considéraient que la révolution étant prolétarienne, la littérature qui en était issue devait être le fait et le reflet du prolétariat. Le socialisme élargit considérablement cette vision et signifiait au contraire que la disparition des classes aboutissait à une réalité nouvelle, et que la littérature nouvelle reflétait ce processus auquel elle participait activement.
On considérait donc avec cette expression que la société soviétique entrait dans un avenir indéterminé, sans classes et qu’il appartenait à la littérature d’axer sa réflexion sur les questions éthiques liées à cette nouvelle étape, entièrement à explorer. Réflexion désignée par le nom imprécis d’humanisme. Art de nature optimiste :
« Le réalisme socialiste considère l’existence comme action, comme création, dont le but est le développement infini des aptitudes individuelles les plus précieuses de l’homme dans sa lutte pour vaincre les forces naturelles, pour sa santé et sa longévité, pour le grand bonheur de vivre sur la Terre. »
Gorki, rapport inaugural du premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques (1934)
Le réalisme socialiste n’est pas une école, ni un style mais bien une méthode de création qui englobe une diversité de genres et de formes.
Ainsi l’histoire du réalisme socialiste se confond avec l’histoire littéraire, elle-même appartenant à l’histoire nationale.
« Son essence réside dans la fidélité à la vérité de la vie, aussi pénible qu’elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques envisagées d’un point de vue communiste.
Les principes idéologiques et esthétiques fondamentaux du réalisme socialiste sont les suivants : dévouement à l’idéologie communiste ; mettre son activité au service du peuple et de l’esprit de parti ; se lier étroitement aux luttes des masses laborieuses ; humanisme socialiste et internationalisme ; optimisme historique ; rejet du formalisme et du subjectivisme, ainsi que du primitivisme naturaliste. » (Dictionnaire de philosophie, Moscou, 1967)
Quant à l’artiste, il doit « avoir une connaissance approfondie de la vie humaine, des pensées et des sentiments, être extrêmement sensible aux expériences humaines et capable de les exprimer dans une forme artistique de qualité. Tout cela fait du réalisme socialiste un puissant instrument d’éducation du peuple, dans un esprit communiste.
Fondé sur la vision marxiste-léniniste du monde, le réalisme socialiste encourage les efforts des artistes et les aide à définir des formes et des styles divers en harmonie avec leurs inclinations personnelles. »
Le revers de la médaille
À première vue, l’objectif politique de la doctrine semble clair, même si son application artistique pose de sérieux problèmes. Cependant, une lecture attentive en dégage rapidement l’ambiguïté. La vérité doit être vue « d’un point de vue communiste » ; la réalité doit être « représentée » dans son « développement révolutionnaire ».
Formules qui offrent la possibilité de déterminer une « réalité » seconde qui viendrait se substituer à la réalité vécue. Et telle fut la fonction du réalisme socialiste, lorsqu’il cessa d’être une méthode librement adoptée pour devenir une prescription obligatoire.
En 1932, Staline qualifia pour la première fois les écrivains d’« ingénieurs de l’âme ». Au cours des années trente, les améliorations matérielles immédiates étaient impossibles, les droits politiques avaient disparu, la police secrète était plus puissante qu’au temps des tsars ; les bénéfices que le peuple retirait de la révolution étaient essentiellement d’ordre culturel : c’était l’éducation et le discours de l’idéologie socialiste. Dans les arts, la lutte des classes était présentée en termes d’exigence patriotique et le mot « soviétique » en vint à désigner une citoyenneté.
En raison de l’écart existant entre la vie réellement vécue et la vie telle qu’elle était représentée dans l’art, ce dernier était aux yeux des masses l’expression d’une espérance patriotique lointaine, figée, qui ne trouverait son accomplissement que dans un futur mal défini, quelque chose comme une promesse transcendante.
L’application de la doctrine aux différents arts produisit des effets variés et inégaux, et ne fut jamais quelque chose de parfaitement cohérent. C’est la littérature qui exerçait l’influence la plus profonde et la plus large sur les masses. Certaines œuvres du début, tels Le Don Paisible de Cholokhov, ou La Défaite de Fadeïev, sont devenues de vraies œuvres littéraires. Mais avec le temps, la chose devint de plus en plus difficile : que l’on se reporte à des œuvres plus tardives de Cholokhov, comme Terres défrichées, ou de Fadeïev, comme la Jeune Garde.
Sans fermer les yeux sur le prix que le pays a payé pour la survie d’une idéologie, tirons les leçons de l’histoire pour aller de l’avant.
L’impact de la littérature sur le public russe rendit le parti extrêmement méfiant à l’égard des écrivains, qui furent les plus persécutés du régime. Mais il ne suffisait pas de censurer ou d’interdire la publication. Il était toujours possible de glisser des significations cachées. Ainsi se forma progressivement au cours des décennies après Staline un public capable de lire entre les lignes.
Le réalisme socialiste, toujours en vigueur jusqu’aux années 80, s’assouplit petit à petit pour permettre à de nouveaux courants littéraires et artistiques d’émerger : une littérature psychologique urbaine, la prose paysanne des années 60, le conceptualisme moscovite…
Renouer avec cette partie de l’histoire, c’est aussi prendre conscience que lorsque le réalisme socialiste a disparu en même temps que l’URSS, le livre est soudain passé d’instrument idéologique à un objet de consommation et de loisir. La profusion de publications en tous genres et l’absence de censure n’est en rien un gage de grandeur !
Si l’on garde le meilleur de ce que le réalisme socialiste a laissé comme empreinte, on constate qu’il a permis à un immense pays de se construire une identité et une unité. Ce cadre a transmis au peuple une morale, un sens du devoir et du don de soi, sans pour autant dénaturer le travail d’un grand nombre d’artistes. Au regard de l’histoire du XXème siècle, on peut même se demander si le réalisme socialiste n’est pas étranger au sens du sacrifice des soviétiques.
A vos commentaires !
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D’abord un grand merci, chère Ania, pour cet intéressant article sur le réalisme soviétique. On l’a souvent critiqué, mais rarement aussi bien expliqué comme vous venez de le faire.
À la lecture de votre article, je me suis dit que cette forme de littérature correspondait à ce que les penseurs marxistes (comme Gramsci) qualifiaient d' »appareil idéologique d’État », soit tous ces véhicules d’idéologie qui permettent de contrôler les comportements et même les pensées des gens. Ici, l’idéalisme chrétien et la pensée catholique a souvent joué les mêmes rôles.
Je me suis aussi demandé, jusqu’à quel point le réalisme soviétique était vraiment « révolutionnaire ». En fait, un courant comme le « constructivisme » m’apparaît beaucoup plus novateur et inspirant que le réalisme soviétique. De plus, et surtout sous Staline, mis à part l’élan vers la modernisation de l’industrie et la collectivisation de l’agriculture, l’idéologie est devenue beaucoup plus traditionnelle et le réalisme soviétique a peut-être plus servi à la répression des idées nouvelles qu’au changement des mentalités.
En tout cas, c’est un beau et bon article qui fait grandement réfléchir. Merci encore une fois.
Merci Yves pour ce très beau commentaire, auquel je ne réponds qu’avec quelques mois de retard… 🙂
Votre article est passionnant .Merci.
Merci beaucoup Ania. Le sujet n’était pas facile et vous nous le présentez avec autant de justesse que de sensibilité, le replaçant parfaitement dans son contexte. Ce que vous dites des livres d’enfance qui vous ont marquée se retrouve en chacun d’entre nous. Comme vous le faites très justement remarquer, certains procédés idéologiques étaient largement partagés par de nombreux courants, quelle que soit l’époque, quelque soit le pays. J’ai eu l’occasion de lire certains auteurs russes de cette époque qui paraissaient en France aux Editions Messidor-La Farandole, proche du Parti Communiste Français. Je pense à Valentin Kataïev (Au loin une voile) passionnant sur les marins du Potemkine, ou encore « l’Homme de la lune » d’ A. Tchoumatchenko sur les explorateurs. On les trouvait dans les bibliothèques municipales et c’étaient d’excellents livres. Encore merci pour cette présentation particulièrement réussie.
Merci à vous Louis-Marie, de votre regard bienveillant et de votre contribution éclairée.
Plusieurs semaines à Moscou. Au mois d’août, les théâtres sont fermés. Mais y a le cirque, le merveilleux cirque Russe. Et puis la ville avec ses rues ses lieux, Eglises, bars, maisons d’auteurs, le metro, plein de choses. Je n’étais pas revenu depuis 1984 +/_! J’y retournerais, le plus vite possible tellement l’émotion est intacte. Et tout le reste est littérature (Verlaine). Merci Ania.
Ania , j’ai apprécier cette lecture, je te remercie pour nous faire découvrir un peu plus en profondeur ton beau pays.
Madame, permettez-moi de relever cette phrase admirable de votre exposé:
« Aujourd’hui je le sais, mais je ne regrette pas d’avoir lu et relu la vie de cette petite fille dont on ne m’a pas raconté les goûts sexuels, les cauchemars nocturnes ou les mauvaises habitudes, mais uniquement les « bons côtés » ! Tout comme des millions d’autres lecteurs, j’ai aussi grandi grâce à ces livres où les héros étaient des exemples à suivre pour se construire. »
Pourriez-vous citer d’autres livres qui vous ont formée ? Y a-t-il encore de tels livres en Russie ?
Bien courtoisement,
Jean-Louis Frot
Bonjour Monsieur,
merci beaucoup pour votre retour !
En réalité, à part la poésie et certaines pièces de théâtre qui passaient de temps en temps entre les filets de la censure étatique, quasiment toute la littérature éditée en Union soviétique entre les années 30 et les années 80 fait partie du réalisme socialiste. – à l’exception peut-être de quelques auteurs de la période du dégel dans les années 60.
Parmi les livres qui m’ont formée, il n’y aura pas que des auteurs soviétiques, mais bien aussi des classiques et des auteurs européens et américains !
Mais je note le point de faire une sélection de livres et de vous la proposer bientôt – une la période un peu chargée de la rentrée passée.
j’ai trouvé le livre:
Елена Ильина: Четвертая высота
qui vient d’être réédité
https://www.labirint.ru/books/696483/
Merci
Bonjour Jean-Louis,
Merci beaucoup pour le lien ! Oui, exactement ce livre. Ravie et émue d’apprendre cette réédition.
Et d’ailleurs, le titre en français : Le 4e obstacle.
Bien à vous
Ania
Спасибо Большое, Аня