Alla Pougatchiova, l’inoxydable. Алла Пугачёва

Comment prétendre connaître la culture russe en passant à côté de Pougatchiova ?

Star au look encore très soviétique, qui débuta à 14 ans, Alla Pougatchiova fait régulièrement l’objet d’articles dans la presse populaire sur sa carrière de chanteuse extravagante et sur sa vie privée riche en péripéties conjugales.

Symbole de la variété soviétique et russe jusqu’au bout : quand, en décembre 1991 elle reçoit le titre d’ « artiste nationale de l’Union Soviétique », quelques jours plus tard l’URSS disparaît. Après mon titre le déluge ! Ignorée en Occident (où l’on ignore aussi que l’été peut être très chaud en Sibérie) Alla Pougatchiova est en Russie un monument historique vivant !

Née en 1949 à Moscou, Alla Pougatchiova est une chanteuse de variété et une actrice russe extrêmement populaire en Russie et dans les pays de l’ex-U.R.S.S. On ne compte plus le nombre d’émissions qui lui sont consacrées à la télévision. De Kaliningrad à Vladivostok, en passant par Samarkande, tout le monde connaît cette artiste fantasque bourrée d’énergie (elle a dû tomber dans la potion magique dès sa naissance) et tout le monde connaît ses chansons. 

Bundesarchiv_Bild_183-R0428-0022,_Berlin,_Palast_der_Republik,_Ala_PugatschowaJe ne sais pas si le phénomène Alla Borissovna Pougatchiova a un équivalent en France. En effet, Johnny Halliday n’a pas eu à refuser un poste de Ministre de la Culture, Mireille Mathieu ne porte pas de mini-jupes, et Joe Dassin est mort trop jeune (il a quand même eu le temps de chanter à ses côtés pour inaugurer l’Hôtel Kosmos, à Moscou, en 1979). Quant à Annie Cordy, elle est belge.

Alla Pougatchiova gagne le cœur du public dès sa première apparition dans l’émission PIF-PAF. Ses premières chansons passent à peine à la radio qu’elles sont fredonnées dans le bus et les usines, par toute une jeunesse soviétique. Faisant fi des critiques et des conseils, elle commence à chanter dans les usines, dans les kolkhozes, dans les maisons de jeunes, avec son coeur et son corps, comme une actrice, sans retenue mais sans non plus se compromettre par des textes engagés.

Du coup, en 1975, elle est envoyée en mission – au festival Orphée d’Or, en Bulgarie. Pougatchiova chante la rengaine Arlekino – un tube de la musique populaire soviétique – sur un nouveau texte et dans un nouvel arrangement. Bingo ! Tout le monde adore. Il faut dire que le costume d’Arlequin, ce valet facétieux, haut en couleur, et indomptable, lui va comme un gant ! Malgré ses gesticulations et ses frasques, elle devient donc vite l’égérie du public populaire et la coqueluche des dirigeants communistes.

Alla Pugacheva - Arlekino.

Pour brosser un portrait à la hauteur de ce personnage démesuré, je publie ici quelques extraits d’un article écrit avec brio par la journaliste Petra Procházková (agentura Epicentrum) publié sous le titre « Alla Pugačovová » dans le mensuel tchèque Reflex en août 1999. Cet article a été traduit et mis en ligne par Jean-Philippe, sur son site Le bloc-notes de Galmaril qui indique avec modestie s’être « contenté de le traduire en français ». Je le remercie pour cette traduction, et le félicite pour son blog, très intéressant par ailleurs (allez lui rendre une petite visite !).

« La chanteuse qui raffole des mini-jupes a de trop grosses jambes. La soliste d’opéra, une voix trop imprégnée d’alcool et de tabac. La ministre de la culture, trop de maris et d’amants. La star de dimension planétaire, un look et une façon de chanter trop soviétiques. Alla Pougatchova est pourtant devenue un phénomène en Russie, et son pouvoir d’attraction n’a pâti en rien de la chute du régime communiste.

Les concerts qu’elle donne à l’étranger sont fréquentés essentiellement par des émigrants russes et des nouveaux riches en vacances dans la ville. Chez elle, en Russie, personne ne comprend comment il est possible qu’à Paris, à Londres ou à Washington, aucune foule de fans déchaînés n’arrête Alla dans la rue et ne se jette sur elle comme la misère sur le monde. Tout comme ils ne comprennent pas que l’Europe fasse grise mine à la Gigouli (2), alors que pour les routes poussiéreuses et cahoteuses de Russie, c’est le véhicule parfait.

Pour Alla Borissovna Pougatchova, chanteuse symbole de la musique populaire soviétique, puis aujourd’hui de la musique populaire russe, il est clair depuis longtemps qu’elle restera incomprise en Occident. Après avoir tout de même dominé la scène de la variété pendant vingt-cinq ans dans le sixième du monde, elle a en Russie beaucoup plus de fans que les groupes, chanteurs ou acteurs les plus divers qui ne se sont hissés sous les feux de la rampe que dans les années quatre-vingt-dix, après la chute du régime totalitaire et de l’empire colonial soviétique.

La chanteuse, qu’a supportée – et même soutenue – le Comité Central du Parti Communiste de l’Union Soviétique, a survécu à l’effondrement de son père nourricier, et même de tout le système dans lequel elle a grandi et auquel son nom a été si étroitement associé. Les bohémistes distingués l’appellent le Karel Gott russe (3). Et ils affirment que, comme lui, elle survivra à l’an 2000 grâce à sa force et à son énergie bouillonnantes.

SA CARRIÈRE A COMMENCÉ DANS L’OURAL

Alla a beau vouloir et avoir toujours voulu être la première en tout, il y a une chose où elle a été la dernière. En décembre 1991, la chanteuse a été officiellement couronnée « artiste nationale de l’Union Soviétique ». En décembre toujours – quelques jours plus tard –, l’URSS s’effondrait. Alla est donc devenue l’artiste nationale d’un pays qui n’existait plus. Personne ne risquait de lui ravir le titre.

Alla Borissovna, comme on le lui rappelle souvent en Russie, est moscovite. Soit dit en passant, une moscovite bon teint. Rien dans sa biographie qui puisse fournir matière à un long métrage. Papa était le directeur du service des ventes de l’usine de chaussures Taldom, et à l’époque, il gagnait si bien sa vie (la vente, c’est le genre de boulot qui a toujours fait davantage envie que pitié) que maman pouvait se permettre de rester à la maison avec le petit frère Génia.

Dès qu’elle a eu cinq ans, ses parents ont commencé à embêter la turbulente Allotchka avec la musique. Finalement, maman l’a inscrite à la classe de direction d’orchestre de l’école de musique Ipplotov-Ivanov. Alla n’avait naturellement aucune envie de se retrouver à agiter les bras en habit noir derrière le pupitre. Elle a commencé à chanter.

Sa première performance publique a préfiguré toute sa vie. Dans l’émission satirique PIF-PAF, elle a ébloui les spectateurs ouraliens. Ce n’était pas franchement un exploit, dans la mesure où le spectacle était à peu près aussi stupide que tous ceux qui l’ont suivi. À la même époque, quelques chansons de son répertoire ont commencé à passer à la radio et la jeunesse s’est mise à fredonner ses mélodies dans le bus ou à l’usine, devant les tours et les fraiseuses. Pourtant, elle avait beau être devenue une héroïne de la classe ouvrière, la direction de la radio ne la trouvait pas trop à son goût.

Mais chez Pougatchova commençaient à percer les traits fondamentaux de son caractère : elle faisait tout simplement ce qui lui plaisait. Elle ne tenait aucun compte de l’avis de ses camarades plus âgés et plus expérimentés. Elle s’en fichait même d’une façon si ostentatoire qu’ils ont préféré la laisser tranquille.  Elle mettait la foule dans sa poche. Loin de se contenter de chanter, elle jouait, elle se démenait, elle délirait. Aucun slogan, pas de petits drapeaux américains ni d’inscriptions sur les tee-shirts, rien que de la pure culture russe moderne. Pas la moindre entorse au politiquement correct.

PAS DE POLITIQUE – JUSTE L’AMOUR ET LES CLOWNS

Au temps du communisme, on jetait sur les artistes de variété popularnaïa, comme on dit en Russie, un regard très contradictoire. Ils véhiculaient un je-ne-sais-quoi, soufflé par les vents d’Ouest sur la grande puissance de l’Est, qui ne collait pas tellement avec les règles du comportement socialiste. Les acrobaties sur scène, et qui plus est dans des fringues extravagantes, réfutaient l’iconographie communiste en ceci qu’elles impliquaient que la jeunesse devait avoir du temps libre. D’un autre côté, l’art de Pougatchova était parfaitement inoffensif sur le plan idéologique.

A la différence de ces désagréables redresseurs de tort, comme Vyssotski ou Okoudjava, qui trouvaient toujours quelque chose à redire et dont les textes pouvaient aller jusqu’à exprimer une certaine insatisfaction, Alla chantait l’amour, le cirque, les clowns, l’amitié, le bonheur, l’enfance et le mariage. Il arrivait même que ses textes simples et ses mélodies simples ne passent pas trop au dessus de la casquette des secrétaires généraux, ou même des premiers – voire des seconds – secrétaires. Ils ne voyaient rien de dangereux là-dedans. Bien au contraire. « Que les jeunes s’amusent comme ils en ont envie, au moins ça leur évitera de se mettre des imbécillités dans la tête », disaient les représentants les plus progressistes de l’avant-garde communiste lors des réunions du parti. Pougatchova avait définitivement fait sa percée.

Dès la première moitié des années 80, elle était devenue une fois pour toutes et pour toujours à la fois la coqueluche du public simple et celui des plus hautes autorités communistes. Personne ne pouvait la montrer du doigt et aucun critique ne se serait risqué à lâcher un seul mot sous-entendant que, sur tel ou tel point, elle ne s’en tirait pas à la perfection.

C’est précisément à ce moment-là que Pougatchova a gagné pour la première fois le cœur du public étranger. On l’aimait et on l’admirait en Suède et en Finlande – son disque est sorti là-bas sous le titre Soviet Superstar. Les Finlandais ont même voulu donner son nom à l’un des ferry-boats de la mer baltique, mais le ministère soviétique de la culture et le Comité Central du Parti y ont mis le holà. Pas de culte de la personnalité. Ça n’a jamais attiré aux Russes que des problèmes.

SUR LA POITRINE DE BORIS ELTSINE

Le plus admirable dans la carrière d’Alla Pougatchova, c’est que, de toute évidence, pas un seul autre artiste vivant n’est passé avec une telle aisance de l’ère communiste à l’époque de la démocratie naissante. Absolument personne n’a su se conserver autant d’appuis.

Au temps de la perestroïka de Gorbatchev, c’est-à-dire à la fin des années 80, Pougatchova s’est préparée à la transition vers une nouvelle ère. Elle a organisé quelques concerts grandioses, dans un style et avec des arrangements purement occidentaux, au complexe sportif Olympiïskiï de Moscou. De sa manière bien particulière, elle s’est ainsi impliquée dans le mouvement démocratique, et dans son domaine à elle, elle a assuré la promotion de la perestroïka sans avoir jamais prononcé un seul discours politique.

Pour la première fois en 1986, ses spectacles se sont politisés. Elle a été l’initiatrice d’une série de concerts avec des artistes célèbres, dont les bénéfices étaient distribués aux victimes de la catastrophe de Tchernobyl. La même chose se répètera dix ans plus tard, mais cette fois, il s’agira d’aider un autre genre de victime : elle s’engagera dans la campagne électorale d’un candidat qui se présente pour la deuxième fois, Boris Eltsine. A la différence de ses collègues, elle n’a jamais déclaré qu’elle regrettait l’avoir fait.

Alla a chanté pour un Brejnev quasiment sourd. Le charismatique président Gorbatchev lui a baisé la main (l’homme qui pourrait aussi bien qu’elle revendiquer le titre de « dernier pour l’éternité » mais, en ce qui le concerne, en tant que président de l’URSS). A l’aéroport de Tbilissi, le président géorgien Chévarnadzé l’a accueillie avec un bouquet de fleurs.

Sur le plan de la célébrité, Alla s’est maintenue à flot jusqu’à l’ère Eltsine. Il est hautement probable qu’elle survive encore à quelques présidents, voire – avec la grâce de Dieu – à quelques secrétaires généraux. Elle a noblement refusé le poste de ministre de la culture que lui avait officiellement proposé en 1996 le premier ministre de l’époque, Victor Tchernomyrdine. Elle a pesé le pour et le contre : « Je devrais peut-être. C’est l’époque qui l’exige », avant de déclarer finalement qu’elle n’était pas un gratte-papier.

Dans toute période de changement politique, la même blague populaire a été colportée par les gens simples. Les dirigeants se sont succédé et Pougatchova est toujours restée leur plus grand héros. C’est ainsi qu’on disait du temps de Léonid Illitch : « Ah oui, Brejnev ! C’est ce petit tyran insignifiant qui vivait à l’époque d’Alla Pougatchova… ».

Le 15 avril de cette année, quand la chanteuse a fêté son cinquantième anniversaire, elle a été invitée à une audience au Kremlin par Boris Nicolaïévitch en personne. Il l’a décorée de l’ordre des Mérites patriotiques de deuxième classe (la première classe étant réservée aux chefs d’État), il a serré la puissante poitrine d’Alla contre sa puissante poitrine (enfreignant du même coup toutes des règles protocolaires jamais édictées) puis, après avoir repris son souffle, il a proféré lentement : « Un jour on dira : Ah oui, Eltsine ! Celui qui vivait à l’époque d’Alla Pougatchova ».

Par un curieux concours de circonstances, il se trouve que la scène eut lieu le jour-même où le parlement devait soumettre au vote la destitution de Eltsine. La séance a été suspendue sine die sous la pression des démocrates libéraux eux-mêmes, alléguant qu’on n’avait pas le droit de laisser ces chamailleries déplaisantes gâcher l’anniversaire de Pougatchova.

C’est ainsi que l’artiste est intervenue jusque dans les plus hautes sphères de la politique. Eltsine l’en a récompensée par ces mots : « Je suis tombé amoureux de vous, vous qui vous êtes insurgée contre ceux qui ont voulu vous étouffer et semer d’embûches votre parcours. Je me suis battu aussi, et dans ce sens, nous avons quelque chose en commun ». Alla a levé son verre à la santé de la patrie et du président.

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UN APPÉTIT D’AMOUR

« Je grossis et on me dit que ça me va bien. Je maigris et on me dit que ça me va bien. C’est comme ça ». La charismatique Alla Pougatchova proclame ce genre de vérités sans état d’âme. Elle s’assure, inébranlable, que sa supériorité sur ses admirateurs soit bien claire pour tout le monde et elle ne fait mystère ni de sa fortune ni de ses relations amoureuses extravagantes.

Le dernier en date – à ce jour – bat tous les records de longévité. « Philippe entame déjà son deuxième mandat », s’esclaffe le pianiste Alexandre Youdov qui travaille avec Pougatchova depuis vingt ans. « Il y en a eu beaucoup, mais on s’est habitué », déclare-t-il résigné. « Elle a un cycle amoureux d’environ trois ans. Alors finalement, Kirkorov est un dur à cuire, il fait durer ».

Ils se sont mariés en 1994, et ce jour-là la Russie a tremblé sur ses bases. À cause du mariage, à cause du show, mais pire que tout, à cause de la différence d’âge – car Philippe a 18 ans de moins qu’elle. Par dessus le marché, son aspect de looser délicat, ses cheveux noirs et bouclés qui lui tombaient jusqu’à la taille (aujourd’hui il les porte nettement plus court), tout cela formait un contraste saisissant avec la rugueuse Alla, ses allures de bûcheron, son agressivité masculine et son éternelle cigarette. On voyait au premier coup d’œil qui jouait le rôle de l’homme et qui aurait le dessus en cas d’affrontement physique. Et les bagarres du ménage de Pougatchova n’étaient un secret pour personne.

Elle est d’un tempérament qui réclame des victimes. « Philia ! », l’entend-on crier au téléphone – elle appelle son mari toutes les demi-heures lorsqu’elle est en tournée à l’étranger pendant que lui se produit sur la scène nationale – « Tu me manques tellement, mon petit bonhomme ». Le ton se fait maternel. « Philou, mais qu’est-ce que tu fabriques, encore ?… ». Puis elle explique avec un sourire indulgent : « Il ne peut pas toujours m’accompagner, il enchaîne concert sur concert à Moscou. Il essaie sans arrêt de rivaliser avec moi, le pauvre garçon…».

LES ESCLANDRES DE LA DAME EN LINCOLN BLANCHE

En se mariant avec Kirkorov, Pougatchova s’est attiré des ennemis. Quelques admiratrices féministes convaincues se sont offusquées. La jalousie est également à l‘origine d’une série de scandales où la fortune des Pougatchov, qu’on prétend fabuleuse, a joué un rôle central. Dans la mentalité soviétique qui n’a pas encore dit son dernier mot, on n’étale pas sa richesse, bien au contraire. Seulement Alla adore se précipiter dans la rue avec un chapeau couvert de diamants.

Pougatchova s’est battue contre la police fiscale. Elle avait acheté quelques appartements aux USA, mais elle avait oublié de payer les taxes communales. Ses projets commerciaux se terminent la plupart du temps en catastrophe. « Le pétrole est à vendre, pas la voix », dit-elle pour excuser ses faillites. Manifestement elle n’est pas à la rue. Quand son mari Philippe se demande ce qu’il va lui offrir pour son anniversaire, il se lamente : « Je lui ai déjà offert des limousines, des villas et même des manteaux de fourrure. Rien de matériel ne peut plus la surprendre. Je lui consacre une chanson qui s’appelle Naïvnaïa ».

De plus en plus, et de plus en plus souvent, Alla Pougatchova choque son public plus qu’elle ne l’éblouit. Exactement comme elle le faisait sous l’ère soviétique, à l’époque où piquer des sprints sur scène et se comporter avec la dernière vulgarité – choses pour lesquelles elle avait une indubitable prédilection, spécialement après quelques verres de vodka – étaient pratiquement des crimes de haute trahison. Mais tout ça, c’est du passé. Aujourd’hui Alla provoque avec son parfum, son salon ou ses chaussures d’un luxe et d’un prix pharaoniques.

Autrefois, sa voix accompagnait quasi officiellement la gymnastique matinale dans les camps de pionniers ou dans les camps du Komsomol : « Je voudrais tant que jamais ne finisse l’étééé… » – ce fut sans doute l’un de ses plus grands hits. À cette époque-là, Pougatchova aurait été exclue de toutes les organisations de base rien qu’à cause de sa Lincoln blanche. Alla est un symbole du passé, c’est vrai, mais aujourd’hui elle aime toujours autant la vie. Et elle roule en Lincoln.

ÉCHEC À L’EUROVISION

En plus de ses titres officiels, Alla peut se prévaloir de quelques dizaines de titres officieux décernés par les journalistes ou les spectateurs. La plupart du temps, on parle de Primadonna –avec un P majuscule par principe. Elle même se décrit plus volontiers comme une « femme qui chante » que comme une chanteuse. Une partie de la jeunesse actuelle, attirée par des styles différents, a pour Alla cette formule indulgente : « la tatie chantante », ou cette autre moins indulgente : « le brontosaure survivant qui n’en finit plus de chanter ».

Mais l’immense majorité des auditeurs, jeunes ou plus âgés, parlent d’elle comme d’une « légende vivante » et l’appellent « la reine Alla », éventuellement «la reine mère».

En 1995, elle a annoncé tout à coup qu’elle interrompait sa carrière artistique. Visiblement, elle trouvait fort réjouissant d’observer le traumatisme que la chose provoquait chez ses fans. Avec un malin plaisir et sans cacher son mépris pour le monde qui l’entourait, elle a alors déclaré : « Le piédestal s’est libéré. Il y a quelqu’un qui veut monter dessus ? ». Le propos était à peu près aussi aimable qu’une invitation à monter sur la chaise électrique. En réalité, personne n’a réussi à prendre sa place. Et ce n’est pas seulement une question de voix.

Pougatchova aujourd’hui, c’est à la fois les scandales fiscaux susmentionnés, une Lincoln blanche, des appartements et des maisons disséminés dans le monde entier, de l’hystérie, de l’énergie et du mauvais goût. Il y a peu de gens qui arrivent à réunir tout cela en une seule personne et à y ajouter par dessus le marché un charme personnel hors du commun, de la prétention, de l’orgueil, un véritable culte de soi-même et ce qu’on appelle habituellement du charisme.

Alla, bien sûr, a fait savoir qu’elle voulait se reposer, se consacrer à son tendron de mari, à ses petits-enfants et jouir pour la première fois de sa vie d’une véritable vie de famille. Mais la réalité, c’est que son instinct, en d’autres temps passablement sous-développé, lui a cette fois soufflé que la Russie pourrait bien en avoir assez d’elle. Pougatchova est « trop » dans tous les sens du terme. On ne voit qu’elle à la télévision, dans les journaux, à la radio, dans la publicité. Alla a compris qu’elle devait se faire plus rare.

Elle est remontée sur scène en 1997. Pendant deux années entières, elle a préparé sa réapparition publique. Elle s’est fait faire des dizaines de nouvelles robes, elle a maigri, puis de nouveau grossi, elle a changé sa coupe de cheveux. De temps en temps, elle laissait filtrer une information moins scandaleuse à son sujet. Quand elle a jugé que le moment était mûr, elle a interprété la chanson Primadonna au célèbre concours de l’Eurovision. Avec ses propres paroles et sa propre musique. Évidemment, Pougatchova a été la curiosité exotique de la soirée, un peu comme Eltsine dans les sommets du G8, mais on peut pas dire qu’elle ait chanté victoire. Très loin de là.

Dans toute la Russie, d’innombrables commentateurs et critiques de télévision se sont alors fâchés tout rouge contre ces Européens qui n’y comprenaient rien. Même ceux qu’on ne pouvait guère ranger parmi les fans d’Alla ont poussé des hauts cris : « Comment pouvez-vous permettre ça ? C’est une atteinte à notre dignité à tous, parce qu’Alla, c’est nous ! ». Pougatchova a été l’une des plus mal classées du concours. A un âge aussi respectable, difficile d’encaisser ce genre de coup. Furieuse, elle s’est exclamée : « Je continuerai à vous donner la sérénade jusqu’à la fin des siècles ! ».

JE NE SUIS PAS HILLARY CLINTON

Pougatchova a un caractère très complexe. Elle ne supporte pas d’être photographiée ou maquillée par un étranger, elle ne fait pratiquement confiance à personne. Lorsque l’équipe du magazine Vogue a pris l’avion pour Munich (où elle chantait pour les émigrés russes) avec l’idée de faire d’elle, au moins pour quelques heures, une star de type occidental, toute l’histoire s’est quasiment terminée par un scandale : « Je ne suis pas Hillary Clinton ! » rugit-elle quand on lui fit valoir que même la femme du président se comportait d’un manière plus accommodante. « En ce qui vous concerne, je ne suis pas Hillary Clinton mais Alla Pougatchova », répéta-t-elle dans un accès de rage hystérique.

Le côté piquant de l’histoire, c’est que de tous ces gens qui passent leur temps à maquiller des gens célèbres pour la couverture de Vogue, pas un seul ne connaissait Pougatchova. On leur avait dit que c’était une chanteuse russe célèbre, d’un caractère assez exécrable, mais intéressante. Ils ne l’avaient jamais entendu chanter.

Sous les mains du maître coiffeur, les cheveux bouclés de Pougatchova ont été lissés, défrisés et plaqués sur le crâne. Elle s’est contentée de commenter d’un ton sec : « Quand j’étais jeune, on faisait ça au fer à friser ». On lui a fait un maquillage si doux et si délicat qu’on ne voyait plus que ses deux yeux immenses qui lui mangeaient le visage. Alla avait tellement changé que ses plus proches collaborateurs ne la reconnaissaient pas. Sur la couverture du magazine, elle a l’air d’une fille de trente ans maximum, avec une tête sublime et une bouche intéressante. Mais quand Alla s’est regardée dans le miroir, elle s’est renfrognée et elle s’est écriée : « Mais ça n’a rien à voir avec moi !. Je suis l’excès en personne, je suis agressive et les épaisses couches de maquillage, moi ça me va bien. Je suis Pougatchova, je ne suis pas la première cruche venue ! ».

Elle s’est ébouriffé les cheveux d’un geste hystérique, elle s’est badigeonné le visage avec des tonnes de maquillage, comme elle aime bien le faire, elle a glissé son volumineux derrière dans un pantalon de quelques tailles trop petit pour elle et elle est allée tranquillement « écluser un gorgeon ». Après quoi, bien entendu, elle est allée casser la croûte, son passe-temps favori, comme elle le reconnaît elle-même. D’ailleurs ça se voit. « Je ne veux pas maigrir », affirme-t-elle. « Quand je maigris, je deviens terriblement coquette. Et Kirkorov devient d’une jalousie féroce. Je finis toujours par avoir envie de regrossir », s’esclaffe la Primadonna.

LA REINE IMMORTELLE

Les critiques, et même les psychologues, sont impuissants à expliquer les raisons d’un engouement aussi indéfectible pour Pougatchova. Au début des années 90, tout le monde pensait que la chute du communisme, la mort des vieilles traditions et l’ouverture au monde de la culture occidentale allait sonner le glas du culte Pougatchova. Mais sa popularité a au contraire augmenté et, aujourd’hui, dans le déluge de nouvelles stars qui s’abat sur le pays, elle occupe une position privilégiée. Elle est inébranlable dans sa conviction d’être la meilleure. Elle ne s’est humiliée ni devant les drapeaux rouges ni devant la nouvelle élite politique.

Elle a des réserves d’énergie colossales, le mot « honte » lui est inconnu, elle est capable d’engueuler, de virer et d’humilier un journaliste ou un homme politique aussi bien que de l’inviter à dîner. « Je suis la prolétaire type », dit-elle d’elle même. On se raconte comment à l’un de ses concerts, il y a longtemps, les spectateurs ont renversé les barricades, risquant de se piétiner les uns les autres. Les organisateurs et le service d’ordre ont été balayés. Pougatchova, de sa voix impérieuse et extraordinairement puissante, a hurlé du haut du podium : « STO-O-O-O-O-P ! ». Et la foule s’est effectivement figée.

Alla embrasse Eltsine, et lorsqu’il lui propose un poste ministériel, elle décline son offre. Elle ne joue pas la comédie, elle ne cache ni sa mauvaise humeur ni ses insuffisances. Il y a certainement en Russie de bien plus belles voix que la sienne. Seulement à sa personne sont associés des souvenirs nostalgiques et la croyance qu’il existe une chance d’adaptation et de survie dans le futur. De toutes les créatures, Alla Borissovna est la plus animale et la plus douée pour la vie. C’est pour cela qu’elle reste la seule Primadonna de la scène musicale post-soviétique. »

(1) La grammaire tchèque exige qu’on adjoigne le suffixe « ová » à tous les noms de famille lorsqu’il s’agit d’une femme (même si le nom se termine déjà par « ova »). Par exemple, aussi curieux que cela puisse paraître, la traduction tchèque de Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent) est publiée comme étant d’ «Emily Brontëová»… (N.D.T.).

(2) La Gigouli (Жигули) est une voiture dont la conception, disons… un peu fruste remonte à l’époque soviétique, mais qu’on trouve encore en grande quantité en Russie (N.D.T.).

(3) Karel Gott, aujourd’hui âgé de 65 ans, est un chanteur tchèque dont les débuts remontent à l’époque des Beatles. Il a toujours été considéré par la plupart de ses compatriotes comme l’un des chanteurs les plus populaires et les plus talentueux. S’il n’a jamais protesté ouvertement contre le régime communiste, il ne s’est jamais engagé en sa faveur non plus. C’est l’un des rares à ne pas y avoir été purement et simplement inféodé et à lui avoir survécu jusqu’à nos jours (N.D.T.).

________________________________

Pour conclure, rendons la parole à Pougatchiova avec LE tube de sa carrière, Миллион алых роз (Un million de roses écarlates) 🙂

Алла Пугачева - Миллион алых роз (Песня 1983)

Bonne découverte, à bientôt et au plaisir de vous lire !

 

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8 Commentaires

  1. Bravo et merci pour cet article à la taille du sujet traité. Alla Pougatchiova est un monument. Elle reste appréciée en Europe de l’Est, surtout chez les personnes de sa génération et de celle d’après (Pologne, République Tchèque, …). Comme vous le soulignez, elle est ignorée par l’occident. C’est le résultat du travail des média censeurs et de la distribution partisane qui bloquent tout ce qui n’est pas anglo-saxon. Pas de musique russe, impossible d’entendre ou de trouver un CD d’Alla Pougatchiova ou de Yelena Vaenga ou de Valeriya ou de Pelageya ou de Stas Michailov, ou de…On a accès à rien! Je me souviens comment on a coupé l’élan de la musique brésilienne à l’époque de Chico Buarque et autres. Rien non plus, ou si peu, du coté des Hispanophones, de la Chine, des Tsiganes, et des autres, même en Français. En zone francophone, le Français devrait être beaucoup plus entendu sur les ondes, dans les bars, les boites, …! Cela est pire encore pour le cinéma. Je voulais montrer Sibérie Monamour ; pas trouvé. Il a disparu d’internet. Espérons qu’au moins l’excellence des ballets, du cirque, de l’opéra, du patinage artistique russes resterons proposés aux affiches. Dans ce contexte de non diversité qui est celui de l’occident, vos articles sont une bouffée d’air frais. Pas oublier non plus de nous apprendre un peu de langue russe!!! Je plaisante. Encore merci et bravo!

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    • merci pour votre message et heureuse de ces « bouffées d’air frais » (j’approuve-)

      Réponse
  2. Voici un article « biopic » écrit de façon très professionnelle. De plus, vous avez une maîtrise de la langue française qui est « haut de gamme » !!
    Ceci dit, je rejoints le commentaire de Yannick pour ce qui concerne la censure et l’incroyable propagande vis à vis de ce qui se passait dans les pays dits « de l’est ». Je suis abasourdi de m’être ainsi fait avoir. Aujourd’hui, le résultat est là: j’entends des chansons aux paroles anglo-américaines dans 80% des cas à la radio. Même dans des émissions genre « The voice » (titre en anglais ….), les candidats chantent la plupart du temps en anglais, et pourtant ils sont français. La distribution cinématographique est dans les mêmes proportions anglo-américaine (et violente à souhait !! …) En Europe, la langue française est la langue officielle de travail de l’union européenne et pourtant la langue des transactions commerciales et des échanges scientifiques est … l’anglais. La nourriture devient « américaine » (on en voit les résultats catastrophiques sur la santé et l’aspect physique des mangeurs de fast-food … ). La langue que l’on parle contribue à définir ce que l’on est. C’est une imprégnation intellectuelle autant que vivante dans notre corps et dans notre être. Je ne connaissais pas la réalité de la culture russe et grâce à mon apprentissage de cette langue, je vois de nouveaux horizons qui s’ouvrent à ma connaissance. Et c’est un réel plaisir.
    Merci Ania.

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    • Si vous saviez comme je suis atterrée par ce règne de l’insignifiance de la culture de masse en effet liée profondément à la colonisation culturelle anglo-saxonne (américaine)…C’est affligeant, en effet, c’est pourquoi j’espère contribuer à ma mesure à rehausser le niveau-)
      Je suis touchée que vous preniez conscience des effets que cette propagande a eu, y compris sur des gens cultivés et intelligents, comme vous…
      Avez-vous remarqué qu’à l’Eurovision, quasiment tous les candidats chantent … en anglais ?!

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      • Alors voilà la raison Ania…A la fin de la deuxième guerre mondiale (votre grande guerre patriotique),les Alliés savaient que celle-ci fut gagnée par les Russe.L’europe de l’ouest était exsangue, et Staline a pris le contrôle de la Pologne de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie ce qui n’était pas du tout prévu par l’accord de Yalta.D’où grande peur de Européens et des Américains de voir les Soviétique sur l’atlantique….De fait les USA ont mis en place le plan Marchal,destiné à redonner trés vite sa prospérité à l’Europe.Ce plan c’était des crédits très bas des matières premières à bas prix et des machines outils (tout cela venant d’Amérique),performantes à prix bradé.Mais mais mais il y a avait un codicille culturel dans le plan Marchal un quota OBLIGATOIRE d’ouvert Américaines dans la production culturelle (surtout sur les média…) du pays de l’Ouest, ceci concernait surtout le cinéma,et la musique, en revanche les USA n’étaient tenus d’aucune réciprocité.Voilà pourquoi des la génération de mes parents le matraquage a commencé vers 1945-46.Et voilà pourquoi nous sommes tant « imprimés » de culture anglo saxonne.Ce qui étonne beaucoup mes amis Russe qui maintenant que leur pays s’est ouvert…. »oui bon ça va il ya des jolie choses mais de là à tout aimer parce que ça parle Anglais… » je l’ai entendu souvent à Moscou l’hiver dernier en discutant avec des amis Russes de mon age (lourde cinquantaine)
        Amitiés.

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        • merci mille fois, Jean, de votre éclairage !!

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  3. Un article de nouveau très intéressant qui me fait découvrir cette grande artiste Alla Pougatchiova, dont j’ignorais totalement le parcours et la notoriété. Internet nous permet aujourd’hui d’apprécier tous ces trésors de l’ex Union Soviétique ou de la Russie d’aujourd’hui, mais cela reste un parcours du combattant que de parvenir à découvrir tout cela par soit même. Votre blog Ania est remarquable et constitue un lien précieux vers la culture russe encore trop méconnue en France.
    Merci pour ce travail si bien documenté, c’est un plaisir absolu à lire et consulter.
    Félicitation !
    Amicalement. H.T

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  4. Je suis convaincu qu’une nouvelle époque s’ouvre dans les relations culturelles entre la Russie et l’occident (la France en particulier) par les peuples, j’ai découvert cette année un pays immense avec des habitants authentiques ,des traditions, des valeurs familiales, des bonheurs simples, bref toutes ces choses que je vois partir de notre société qui semble perdre son identité, je vois des choses difficile également…mais comme cette nation ( on peut dire nation n’est ce pas) est envoutante, nous nous ouvrons à un nouveau continant, moi je suis sous le charme 🙂

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