La littérature russe après la révolution. После революции

« Comment osez-vous vous prétendre poète et gazouiller gentiment comme un pinson ? Alors qu’aujourd’hui il faut s’armer d’un casse-tête pour fendre le crâne du monde ! »

Vladimir Maïakovski

La littérature du « nouveau pays » est appelée au service de la révolution.

Ceux qui acceptent sont peu nombreux ; la plupart des hommes de lettres dénoncent le complot bolchevik contre le peuple russe. De nombreux auteurs comme Bounine ou Kouprine fuient à l’étranger. D’autres décident de s’intégrer aux nouveaux mouvements d’écrivains issus des milieux ouvriers, soutenus par l’idée d’une « culture prolétarienne »

A l’issue de la révolution, le journalisme d’opinion a eu sa place dans le paysage littéraire, il posait des questions qui sont restées actuelles pour la littérature russe durant tout le XX siècle : la relation entre la révolution et l’humanisme, entre la politique et la morale, la crise de l’humanisme traditionnel et la naissance de « l’homme nouveau », la problématique de la civilisation technologique et de l’avenir, celle du caractère du peuple, des limites et de l’oppression de la « personnalité » dans les nouvelles conditions de vie sociale et politique, etc. Des groupes littéraires ont vu le jour dans les deux capitales, mais aussi à Paris, à Berlin, à Prague ; ils ont joué leur rôle dans l’arrivée des nouveaux auteurs.

Неграмотный - тот же слепой. Алексей Александрович Радаков
Graphiste Alexeï Radakov : « L’analphabète est aussi un aveugle, partout la malchance et le malheur l’attendent »

En 1921, Lénine allège les mesures de censure prises envers les maisons d’éditions. Des auteurs comme Zamiatine ou Boulgakov en profitent alors pour dénoncer les abus du système en utilisant l’humour, l’ironie, le cynisme, voire le grotesque.

La lutte socio-politique laisse son empreinte sur l’art de l’époque. Les écrivains sont jugés non pas pour la qualité de leur art mais par leur appartenance à telle ou telle classe sociale ou leurs convictions politiques : naissent des notions telles que : « écrivain prolétaire », « écrivain paysan », « écrivain bourgeois » etc.

Parmi les groupes les plus marquants, citons les Frères de Sérapion, LEF, RAPP.

Les Frères de Sérapion – Серапионовы братья – groupe littéraire fondé à Petrograd en 1921 par les écrivains Vsiévolod Ivanov, Mikhaïl Zochtchenko, Véniamin Kavérine, et d’autres. Dans le groupe, coexistent des novateurs préoccupés d’expérimentation formelle (Lounts, Kaverine) et des réalistes assumant un engagement révolutionnaire individuel.

Les Frères de Sérapion se fixent pour but la recherche de nouvelles techniques d’écriture (choix du sujet, du language) et proclament un apolitisme, dirigé d’abord contre la médiocrité et son alibi idéologique. Si les Frères de Sérapion défendaient des valeurs universelles, les groupes qui leur étaient opposés entraient dans un cadre idéologique.

Левый Фронт Искусств (Le front gauche des arts) – LEF –  groupe littéraire créé à Moscou (1922-1929). Animé par Maïakovski, il compte des théoriciens (O. Brik) d’anciens futuristes (Asseïev, B. Pasternak, S. Kirsanov), des plasticiens constructivistes (Rodtchenko), des cinéastes (Eisenstein, Vertov), le critique Chklovski.

lef-1923
lef-1923

Affirmant incarner l’art révolutionnaire, le LEF prétendait, dans un souci d’efficacité immédiate, réduire l’artiste à un technicien chargé par sa classe à l’exécution d’une « commande sociale ».  Les genres traditionnels (roman, poésie, fiction), ainsi que la psychologie, sont considérés comme périmés, accusés de « distorsion artistique du réel. Le LEF les délaisse au profit d’une « littérature du fait » : mots d’ordre, article, essai, document brut.

Le RAPP s’organise sous l’égide du Parti récusant à la fois le sectarisme et l’opportunisme. ‘Toute la littérature antérieure n’est pas créée par le prolétariat, elle ne lui est donc pas nécessaire ». Le départ des éléments les plus dogmatiques du groupe laisse place, en 1926, à de nouvelles têtes – Averbakh, Fadeïev, Furmanov. Ces derniers, s’ils rejettent le nihilisme de leurs prédécesseurs (qui renonçaient au patrimoine littéraire), ils se montrent néanmoins agressifs envers les « compagnons de route », les avant-gardistes. Ils contribuent à orienter la littérature soviétique sur la voie du réalisme partisan et de la littérature d’édification. En 1932, la dissolution de RAPP est le prélude au regroupement des forces littéraires (Union des écrivains).

La poésie continue à jouer un grand rôle, en permettant aux auteurs de « fixer » sur papier leurs vécu des changements globaux (le genre épique – qui nécessite du recul – interviendra vers la fin des années 20).

Vladimir Maïakovski
Vladimir Maïakovski comme le dit l’affiche « est plus à gauche que LEF » !

Maïakovski fut véritablement « le poète de la révolution ». Pourtant, dans son Ode à la révolution, il garde de la distance, en supposant que la révolution a deux faces, celle de grandeur mais aussi de bassesse, qu’elle peut projeter tout à la fois une construction harmonieuse de l’avenir qu’un tas de débris.

О, звериная!                                                         Ô l’animale !

О, детская!                                                            Ô l’enfantine !

О, копеечная!                                                       Ô la bon-marché !

О, великая!                                                            Ô la grande !

Каким названием тебя ещё звали?              Quel nom t’a-t-on encore donné ?

Как обернёшься ещё, двуликая?                    Comment vas-tu encore apparaître, l’hypocrite ?

Стройной постройкой,                                      Une construction harmonieuse,

грудой развалин?                                                un tas de ruines ?

Essenine, en vers musicaux et chargés de motifs folkloriques, exprime son amour inquiet de la Russie rurale (Radounitsa), et n’accepte la révolution qu’au nom d’un messianisme ambigu.

Le thème de la résurrection des valeurs traditionnelles est présent chez Kluïev (contre la « machine de fer »), Andreï Bely (pour lui, cette résurrection doit se faire par la révolution de l’esprit).

Le lyrisme souvent tragique n’est pas exclu de la poésie de Marina Tsvétaïeva et Anna Akhmatova.

La prose des années 20 est caractérisée par la reproduction directe des évènements historiques. Sur le plan stylistique, les œuvres littéraires retrouvent des traditions populistes : l’aspect artistique est mis au deuxième plan, au profit du quotidien; le langage simple prévaut.

Skaz. Le Skaz est un type de narration qui mélange les registres en s’inspirant du folklore par son style, ses intonations mélodieuses et ses tournures linguistiques populaires, pour reproduire la manière de parler des conteurs. La particularité du skaz est le fait que le narrateur est un personnage fictif, dissocié de l’auteur, et son registre linguistique n’est pas la norme littéraire actuelle.

La plupart des nouvelles et des romans sortis à la suite de la révolution portent l’empreinte du modernisme. La représentation pessimiste de l’homme soviétique nouveau est présente chez nombre d’auteurs (Boulgakov, Rémizov, Zamiatine).

Nous autres, roman de Zamiatine publié en 1924 en Angleterre, puis ailleurs à l’étranger, est un récit où la société du futur revêt l’aspect totalitaire d’un monde de robots asservis à l’Etat-providence. Chaque citoyen est doté d’un numéro et vit de tickets roses (nécessaires pour avoir sa dose d’amour) entre des parois de verre. Dans cette société « mathématiquement parfaite » règne l’ordre et le règlement. Ce roman est à la source du courant pessimiste de la littérature d’anticipation (Orwell, Huxley).

Les années 20 voient la satire au sommet. Les thématiques vont de la dénonciation des ennemis extérieurs de l’Etat à la dérision de la bureaucratie des institutions soviétiques, en passant par la vulgarité de la petite-bourgeoisie.

Ainsi, on peut le constater, après la révolution, la littérature russe est inventive et novatrice. Tout comme le théâtre et le cinéma, ou encore la peinture et le graphisme qui vont bousculer les codes et les conventions …

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11 Commentaires

  1. La révolution russe a permis à la Russie de retrouver son indépendance et un degrés de liberté. Pendant la période qui lui précède, le pays est envahi par l’Occident, il est en train de perdre son identité, ses dirigeants et notables préféraient, par exemple, souvent parler français, allemand, anglais, plutot que russe, … La Révolution a permis un regain de confiance des Russes en leur pays et leur culture. Bien sûr, cela a porté ombrage à des gens, qui perdaient leurs privilèges, en Russie et ailleurs. La plume, on le sais, fait partie des armes. Alors, censure et propagande sont utilisées. Il n’y a qu’à lire les journaux français actuels pour constater la permanence de cette réalité. La censure et la répression sur les gens de plume existaient de manière forte en Russie bien avant la révolution. On en parle moins, c’est tout. Il est difficile de mettre des limites pertinentes. La Russie s’est développée avec du retard sur d’autres pays, pas du tout à cause de la Révolution. Elle a rattrapé, aussi grâce à elle. Il lui reste à faire. Aux autres aussi. Je crois qu’elle y travaille bien. Je lui souhaite de rester libre et indépendante. Il faut aussi la remercier pour avoir mis terme aux actions très négatives des grands envahisseurs, Khan, Napoléon, Hitler,… au prix de sacrifices énormes… On aura encore besoin des Russes si on veut vivre en paix. J’aime la littérature, la poesie et la philosophie (comme méthode pour approcher le plus/le moins faux). Il me semble injuste de s’en aller répétant toujours et encore que la censure en URSS était plus active qu’ailleurs. Grand merci pour votre article. Je suis dans votre pays et pour l’instant, c’est bien!

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    • Merci Yannick, votre commentaire me semble très pertinent.
      La volonté occidentale de masquer les aspects créatifs et constructifs du socialisme soviétique a fait bien des ravages, et j’aimerais à mon niveau participer à faire changer les mentalités.
      Profitez bien de votre séjour !

      Réponse
      • Ania
        Les Grands Tsars russes ont fait de grandes choses(Saint Pétersbourg…) et ont commis de grands crimes(comme la plus part des grands dirigeants…ou des moins grands).
        Mais,par contraste, on peut faire d’énormes reproches,beaucoup plus lourds de conséquences désastreuses,, aux communistes et en particulier à Staline:certes un certain progrès a été acquis,certes la victoire finale a été obtenue,mais au prix de massacres épouvantables;sans oublier la tentative d’éradiquer la religion,composant de la Russie;sans oublier les purges qui ont éliminé bon nombre de grands militaires russes et patriotes(même s’il venait de l’ancien régime:un Russe restait le plus souvent patriote),purges qui ont grandement contribué au début désastreux de la grande guerre patriotique;ce qui explique en partie l’énorme prix payé par le peuples russes ,en termes de vies humaines jeunes,sacrifiées inutilement.Ces centaines de milliers de jeunes,morts trop tôt , et surtout, inutilement,n’ont pas pu assurer la future natalité russe.
        Ne m’accusez pas d’être intoxiqué occidental;.Je vous parle en essayant de raisonner comme un Russe, cherchant à analyser ce qui a nuit à la Russie et ce qui aurait pu être évité; ou qui aurait couté moins cher au Pays.Certes on ne refait pas l’histoire,mais les centaines de milliers de jeunes vies russes sacrifiées inutilement par Staline ne peuvent être oubliées .
        Heureusement,la Sainte Russie est ressuscitée,grâce à un très grand Chef d’état ,V.Poutine.Il a su redonner la fierté à son pays Il a su rétablir l’autorité de l’état,il a su rétablir la liberté d’entreprendre,indispensable au développement économique,mais sous contrôle( vision qui rappelle De Gaulle).
        Il a su, surtout, comprendre que la spiritualité fait partie de l’âme russe.L’athéisme,que les communistes ont voulu imposer au peuple ne mène à rien ,sinon au consumérisme occidental décadent,à l’individualisme forcené,égoïste et amoral.L’orthodoxie ,miraculeusement ressuscitée,sauvera la Sainte Russie;et V.Poutine l’a très bien compris.C’est peut être son plus grand mérite(mais je l’admire aussi pour tout le reste).
        Mais les enfants dont a été privée la sainte Russie,par la faute des communistes, et surtout par la faute de la paranoia de Staline,vont lui manquer cruellement dans l’avenir(même si le pouvoir ,qui a compris l’importance de la natalité,cherche à la stimuler).Dans l’avenir,il ne faudra pas oublier l’immense voisin chinois;ami certes…mais ami moins inquiétant si les petits russes étaient plus nombreux….
        La foi religieuse et le patriotisme sauveront ,il faut l’espérer,l’avenir:les garçon seront prêts a sacrifier leur vie,les filles prêtes à donner la vie pour la Sainte Russie….Mais les jeunes vies perdues inutilement ,si elles avaient été sauvées ,auraient simplifié le problème pour le plus grand bien de tous….. J’attends votre réponse!

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        • Bonjour à vous tous et à Ania Stass, si vous permettez, je rajoute un gros paragraphe au fil de la conversation pour passer le temps.

          « Il a su, surtout, comprendre que la spiritualité fait partie de l’âme russe », M poutine est courageux il sait aller à contre courant.. La spiritualité fait parti de l’homme tout court. Un être non spirituel est un animal … genre Darwin.
          La civilisation matérialiste n’existera jamais, c’est la spiritualité qui civilise l’homme en projetant son regard au loin et en lui donnant une origine.

          La Révolution russe si elle n’avait ennuyée que la Russie je n’aurait pas grand chose à dire, mais comme la française elle s’est voulue mondiale, avec son cortège d’horreurs ( relire le livre noir du communisme d’Andrzej Paczkowski, Jean-Louis Panné, Karel Bartošek, Mart Laar, Nicolas Werth et Stéphane Courtois). Je pense à des personnes estimable exécutés par l’ Internationale bolchevique, en France notamment. Je ne pense pas que le « bien » issu de la Révolution (liquidation des structures paralysantes, épuration des cadres pourris, …) soit à mettre à son actif dans le sens qu’il n’est pas issu de son corpus doctrinal à tendance génocidaire. Je le mettrait plus sur le compte de l’exaspération normale des gens habituellement dirigés par des profiteurs ou des incapables.

          Le communisme à fait haïr la Russie en occident comme jamais auparavant et à juste titre. Si les pays de l’Europe de l’Est lui tire dans les pattes ce n’est pas un hasard. Fondée contre l’ordre naturel cette idéologie abominable n’a rien pour elle, si elle séduit c’est qu’elle s’est travestie.

          L’article est intéressant, la fin me chagrine
          « (….)qui vont bousculer les codes et les conventions . »
          Le genre de chose que je trouve souvent inutile voir destructeur, mais c’est que mon avis.
          Mettre en l’air les conventions. Ca me rappelle tout ce que j’ai pu lire et entendre sur « l’art »infecte du monde occidental au XXe siècle dans des cours et ailleurs. Ca me rappelle l’espèce de travelo immonde qui m’a servi de prof d’art plastique, hahaha… Faire du moche sur le dos d’une civilisation qui rechercha le bien, le beau, le vrai; si ça n’est pas l’apothéose de la décadence et de l’ingratitude…. L’anarchie c’est moche.
          J’en veux beaucoup aux communistes qui ont pourri le XXe siècle.

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  2. Excellent article! J’adore Maiakovski. Un de ses vers m’est resté en mémoire depuis l’adolescence. Et je l’ai toujours gardé comme un leitmotiv: « Camarade la vie, allons presse le pas! ». Et fait, tous ces artistes d’après la Révolution partageaient un même idéal: « Changer le monde ».

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    • Товарищ жизнь,
      давай
      быстрей протопаем…
      Merci Yves !

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  3. Добрый день Аня
    Passionnant. J’attends avec impatience la suite avec le théâtre et la peinture…

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    • Привет Оливье! Спасибо за комментарий !

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  4. Spassiba!

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  5. Ce blog est simplement génial 😉

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  6. Toute idée , toute théorie , toute façon de faire surtout celles qui nous semblent usée jusqu’à la trame ou immuables ici , prennent tout de suite une autre dimension en Russie . C’est rafraîchissant de repenser ses convictions avec un autre regard .

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